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Ici vous trouverez de courts récits (de fiction) basés essentiellement sur les sentiments humains et la manière dont chacun les interprète.

04 Jun

Chemise grise

Publié par Esther Descamps

Chemise grise

Il ne suffit souvent que d’un instant pour que resurgissent des motifs anciens, enterrés profondément en nous. Il suffit d’une silhouette aperçue au loin, d’une vague odeur, d’une couleur anodine, d’un regard... d’un regard, ou encore d’un geste, d’un mot. Alors le motif vous frappe de plein fouet, il se retrouve grandi par la distance qu’il y a entre vous et lui, il vous surplombe, vous enclave dans ses griffes - lesquelles sont banalement appelées Nostalgie. 

Le motif est généralement membre d’une histoire qui le dépasse, d’une histoire encore brûlante en vous, qui vous trotte dans la tête, vous obsède même, qui sait ? C’est un moment bref et anodin inclu dans cette histoire, un détail vite oublié et qui, avec le temps, alors qu’il fermente bien au chaud en vous, aimante un tas énorme de sensations refoulées, pour devenir une véritable relique.

 

 

Ce motif fût pour moi une simple chemise de lin grise, légère et souple, comme on en voit cent. Cette chemise sentait le tabac froid, toujours, et le savon de Marseille, elle était coupée droit, pour homme de taille moyenne. Elle recouvrait généralement un t-shirt blanc, noir ou bleu selon l’humeur, elle se cassait élégamment sur les hanches, lesquelles étaient généralement revêtues d’un jean bleu marine, sobre. Cette chemise semblait n’avoir été jamais tâchée, jamais froissée, flottant derrière le dos de son surplus de tissus (comme une sorte de cape). L’habit était pour moi l’incarnation même de la tranquillité, du ciel gris et vespéral qui drape le jour de rentrée des classes.

 

 

Elle avait un petit côté « vintage », image du fantasme des années 1960 ou 1970, courant dans ma génération : elle ressemblait aux vêtements désinvoltes portés par les jeunes hippies sur les photographies. Elle inspirait la nonchalance à celui qui la portait, nonchalance assumée et confiante qui lui inspirait un sourire fier. Libre, elle n’était jamais boutonnée, des revers ne froissaient jamais ses manches et les pointes du col coulaient paisiblement sur les épaules, mettant en avant une mâchoire anguleuse. Ses coutures en pointillées dessinaient une taille factice sur un corps maigre, le rendant encore plus svelte, son gris rendait la pâleur du corps éclatante, comme s’il s’agissait d’un spot lumineux, venant de nulle part, résonnant avec quelques tâches de rousseur discrètes. Elle habillait cet homme comme un costume, qui le métamorphosait instantanément, lui rendant grâce et honneur.

 

 

Cette chemise, je l’avais oubliée, au profit de celui qu’elle recouvrait, la reléguant au rang du pur détail anodin. Je recomposais longtemps le portrait de cet homme, le meublant de qualités et de verbes, omettant ce qui lui donnait forme. À cette image échappait en effet la chemise, que j’avais pourtant portée, moi aussi. Elle m’apparaît aujourd’hui pareil à ces indices clefs qui résolvent les enquêtes dans les séries policières, supplantant le tableau pour en résumer tous les aspects.

 

 

Le souvenir du vêtement m’est revenu un jour, tout à fait par hasard, au détour d’une rue. Je fus happée par le visage quasi phosphorescent d’un homme qui passait. Je l’ai suivi quelques mètres durant, comme happée, je l’ai apostrophé pour parler de rien, d’absurdités adéquates à l’instant. Il portait sur les épaules une espèce de grande écharpe de lin, grise, de la même teinte mélancolique que la dite chemise. Je ne l’ai pas écouté parler, je l’ai simplement regardé. Je l’ai surpris remettre maladroitement le tissu sur son épaule, découvrant une parcelle de son bras, pâle et sur lequel se réverbérait les rayons. C’est à travers ces deux à-peu-près, de la conjugaison de son extrême pâleur et du lin gris, que m’est revenu le motif de la chemise, d’un coup soudain, m’abrutissant lors d’une seconde.  

 

 

Le motif est resté en moi comme la cristallisation d’un désir fort et presque oublié, comme la tenue d’un fantôme passé, prête à envelopper mille nouveaux corps pour les sublimer. Cette chemise est maintenant mienne, enfin, ou presque : c’est sur moi que je voudrais qu’elle repose à présent, pour m’en faire une peau par laquelle percevoir et même ressentir, être englobée dans son cocon de douceur et de mélancolie.

 

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